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Alessandro Filippini est à la fois poète et plasticien. Inspiré du minimalisme et des courants esthétiques italiens tel que l’Arte Povera, ses œuvres dévoilent une utilisation soignée des matériaux.  Le travail de Filippini se forge autour de plusieurs axes : le verbe et l’écriture, la mémoire et le temps, l’individu et son identité.

Depuis son diplôme à l’Académie des Beaux-Arts de Rome en 1964 et celui de La Cambre en 1968, l’artiste s’approprie son environnement et l’espace public pour diffuser ses messages. Dans les années 60’-70’, il taggue « Plus beau que le ciel » sur les panneaux blancs cachant des chantiers bruxellois. Il écrit le mot « Solitude » sur un cerf-volant face à l’éternité de la mer du nord. La lettre, le temps et font depuis lors partie intégrante de sa démarche.

Dans l’ensemble de son œuvre, Filippini transpose avec poésie l’essence du réel imperceptible. Son travail s’articule autour de la thématique de la vie dans ce qu’elle a de plus universel. Il est question de sentiments élémentaires qui parcourent nos vies au fil des jours. Il touche à notre nature profonde et notre condition humaine de spectateur, d’acteur, de vivant et de mortel aussi. Ce qui nous relie tous sur cette terre et ce qui nous échappe : le temps qui passe, l’amour, la solitude, la parentalité, les dualités vie/mort, aujourd’hui/demain, lumière/ténèbres, tout/rien. Son expérience dans la publicité lui impose une attention certaine au travail formel dans un souci de communication avec le « regardeur ». La force visuelle du système simplifié de la publicité se retrouvera dans l’aspect épuré des œuvres telles que notamment ses Sculptures-mots évoquées plus loin.

L’écriture, première technologie de communication, est essentielle pour Filippini.  C’est pour sa qualité de transmission du verbe qu’il a débuté son œuvre en 1975 dans les « Albums d’écriture » où le mot, étalé sur la feuille, se contente de lui-même. On peut y lire « La Vie c’est des vitamines et du laxatif ! ». Tout un programme ! La force de l’écrit sur la page suffit à interloquer l’esprit du spectateur.

C’est également le cas dans ses « Sculptures-mots » dans lesquelles les lettres sont découpées à la même taille dans de l’acier et sont nichées sur des mats fins à plusieurs mètres de haut. L’objectivité induite par l’utilisation de termes élémentaires (papa, joie, solitude, éternité, rêve, demain, etc) permet l’apparition à l’esprit des spectateurs d’archétypes d’une situation ou d’un souvenir. Le mot rappelle ici à chacun une expérience, un vécu qu’il a en lui de l’ordre de l’inconscient collectif. Ces archétypes, selon la formule de Carl Gustav Jung en 1912 sont « les formes imagées spécifiques de l’instinct ». Ils possèdent en eux une extrême efficacité expressive. La parole de l’artiste et l’action de l’œuvre se trouvent donc dans l’invisible, dans l’intangible de ce qui nous entoure loin de l’apparence, la démonstration, l’ostentatoire et la consommation matérielle.

Ainsi l’installation, « Paroles de Vent » (Jardins du Musée Van Buuren à Bruxelles)  constituée de onze sculptures permet une balade an sens propre et au figuré dans notre inconscient et notre mémoire collective. C’est en cela que le travail d’Alessandro à toute sa place dans des lieux publics aux nombreux visiteurs. Il rassure, il ébranle et il nous recentre sur notre être et le monde organique qui nous entoure.

Entre ciel et terre, ses Sculptures-mots  sont scellées dans l’éternité par leur matériau même, l’acier, symbole de solidité et pérennité. Seul le vent, les intempéries et le soleil perturbent la stabilité de la sculpture. L’éphémère et l’indéfini sont essentiels dans la conception qu’à l’artiste de la relativité des choses. Comme dans le processus de lecture du mot par chacun, tout est perception au départ de notre corps et psychisme. Cela nous rappelle également qu’il n’y a pas de réalité définie dans le monde.

L’environnement et le spectateur font aussi entièrement partie de l’œuvre de Filippini. Dans « Les Mots sève » de 2006, la sculpture encercle un tronc d’arbre. Dans « Les Mots Cachés » et  « Les Mots Semés » de 1991 à 1996, le texte s’est incorporé totalement à la nature, caché sous des pierres. Il reste à apprécier dans ce cas « uniquement » le réel et le banal du lieu.

Cette sobriété de présentation rappelle la simplicité des œuvres minimalistes. Elles s’intègrent parfaitement à l’espace environnant et créent, par l’évidence formelle de l’œuvre, une sorte d’évidement physique chez le regardeur. C’est comme si, à la vue d’un volume tel que le mot - connu dans l’inconscient depuis la compréhension du langage – l’esprit humain, de même que son corps était « aspiré » par l’objet lui-même. Il y a chez le spectateur, un effet temporaire de perte de son corps. L’œuvre d’Alessandro se vit, comme chez les minimalistes, grâce à la structure littérale de son œuvre. L’intervention de l’artiste doit sembler minimisée afin de ne pas perturber la perception directe de l’idée de l’œuvre, et éliminer tout expressionnisme personnel. Dans ce souci de se dégager de l’individualité, l’artiste utilise des matériaux industriels comme l’acier, le plastique et le miroir. La simplicité apparente de l’œuvre va accroître sa possibilité d’échange. Le spectateur prend une position active dans un jeu avec le mot.

 

Le temps découlant inexorablement est un sujet aussi important pour l’artiste qui cherche à contourner son irréversibilité. « Hier c’est aujourd’hui. Aujourd’hui c’est hier ». La vision du temps de Filippini est intemporelle et cyclique.  Depuis le début de sa carrière, il joue à rassembler des moments éloignés temporellement de sa propre histoire comme dans ses Photomontages initiés en 1977. Par exemple, dans « Gita in Campagna » 1953-1977 on le voit à 7 ans et à 31 ans au sein d’un même paysage.  Dans « Une Poussière d’instants » il réutilise ces photomontages pour renouveler à nouveau le moment passé dans une nouvelle pièce présente. L’écart entre les deux évènements est réduit ici au néant. Ses œuvres-mot « Yesterday Tomorrow » ou encore sa référence au poème de Federico Garcia Lorca dans une installation au Musée Van Buuren : « Las rosas del fin seran como las del principio » (Les roses de la fin seront comme celles du début) sont autant de propositions à défier le temps. 

La condition temporelle de l’homme, avec sa naissance, sa vie et sa mort inspire l’artiste en tant qu’objet esthétique à part entière. Le temps est envisagé non pas comme une suite d’instants successifs mais bien en tant qu’ensemble dans lequel les choses qui comptent sont immuables. Le temps cyclique avec le mouvement des astres, le retour des saisons, la succession nuit/jour se manifeste dans son œuvre par son intérêt pour les formes circulaires et le rassemblement de mots antagoniques. Dans son installation de deux horloges « Hier Demain » (2008) le temps est suspendu entre deux néants et le spectateur se retrouve à se questionner si il se trouve il se trouve dans « aujourd’hui » ou dans « demain », dans le maintenant ou dans le futur. C’est une invitation à vivre le moment ici et maintenant. Notre présence doit être absolue et non définie selon des critères artificiels de reconnaissance inexorablement temporaire.

Le souci de conservation et de conscientisation du temps qui passe se fait néanmoins remarquer dans « Scorie della vita » débuté en 1971, vasque dans laquelle l’artiste collecte - telles des reliques - ses ongles depuis lors.  Minuscules traces de notre passage et existence sur terre, l’ongle est aussi une réduction à l’identité primaire et unique de l’artiste, son adn. Chaque ongle coupé est l’indice et l’index de l’individu à un moment donné. L’instinct de collection de sa propre existence avec ce caractère sale de l’ongle rebus de notre corps est l’exception qui confirme la règle de pureté dans le travail d’Alessandro.

 

 « La méditations au fil des jours » est une pièce également en ‘work in progress’ qui transparaît la succession des jours. Débutée en 1995, Filippini place chaque jour un objet dans une boite qui est scellée après un mois. Il y en a 254. L’objet est soigneusement réalisé ou glané. Telle une méditation de pleine conscience, l’artiste fait un arrêt dans le temps pour modeler/regarder l’objet qui n’aura pas d’utilité en dehors de la satisfaction et la conscientisation pour l’artiste du moment présent. Le sentiment de contrôle et d’habitation de l’instant permet une sérénité et une plénitude intrinsèque. Cette confiance se manifeste dans son intérêt pour l’idée de l’infini dans le « Socle de l’infini » constitué de deux miroirs qui se font face et se renvoient leur reflet jusqu’à l’obscurité totale.

 

L’individu et l’identité tienne enfin une place prépondérante dans le travail de Filippini.

Entre 1974 et 1980, il crée Schède avec Mario Ferrucci et Sergio Domian un ensemble de 5 numéros d’un feuillet constitué de ‘fiches d’opérateurs anonymes’. Le principe est de proposer à des artistes, critiques, curateurs de créer une page du feuillet de façon anonyme mais selon leur esthétique. L’intention de Schède était de développer l’idée de l’anonymat dans l’art en confrontation avec un marché lucratif grandissant dont la signature de l’artiste justifie la valeur. Ici, le postulat est que chaque personne a le potentiel de créer et être reconnu mais le moment, les rencontres, les connaissances sont, en plus du talent, des éléments essentiels. 

Vient le travail d’Alessandro lui-même autour du masque dans ses œuvres précoces « A-Nonimo » et « Dietro La Maschera » (Vidéo de 1976) qui sont basées sur un questionnement d’ordre philosophique autour de la représentation du moi. Lorsque l’individu revêt un masque, il devient « autre », le « moi » de tous les possibles. « Je » existe et « Je » peut être transposé à un autre en tant qu’image virtualité. L’enveloppe physique est une donnée superficielle qui ne reflète en rien l’être dans son entièreté. Ainsi, il demande lors d’une performance (notamment à la Galerie Diagramma de Milan en 1975) aux différents membres du public de revêtir le masque portant ses traits. Un polaroid est imprimé et chacun est alors invité à s’exprimer sous celui-ci. L’artiste investit par-là d’autres corps alors qu’eux entrent dans l’anonymat. Le texte étant là pour que le modèle se réinvente par l’écriture en dépit de son physique. Derrière le masque, chacun est un ensemble complexe de qualités variées dont l’accumulation forme une identité intangible forgée par le temps et les aléas de la vie.

C’est dans ce contexte des années 70’ avec l’influence de l’Arte Povera que Filippini va aspirer à une liberté par rapport aux préférences formelles et aux choix des matériaux dans ses œuvres. L’art ne doit plus se fonder sur des codes de représentations et de langages induits par la culture, mais doit aller vers des formes fondamentales et plus « directes » dans le but d’une communication non verbale des sentiments et des idées. C’est le cas dans les « Scènes de la vie du Christ » (1977), ensemble de photographies dans lesquelles l’artiste se met en scène afin de recréer, avec lui seul pour personnage, 12 scènes de la vie du Christ d’après Fra Angelico. Il montre qu’il aurait pu être autant le pêcheur que le christ, l’apôtre que l’assassin, cela est relatif du regard de l’autre. Photographies publiées dans +-O et Flash Art mais jamais considéré comme œuvres à faire valoir sur le marché de l’art, l’artiste démontre par-là que le support de l’œuvre importe moins que son idée.

 

Dans cette réflexion sur l’existence et l’individu, l’artiste réalise en 2009 ses « Train de vie » présentant des personnages issus de décors de maquettes de trains subitement sortis de leur contexte et isolé sur une colonne de 10 cm accrochée au mur. La réalisation est minutieuse  et l’économie de la couleur (entièrement noir ou doré) permet à nouveau au spectateur d’imaginer instantanément une nouvelle histoire qui lui est propre.

« L’Uomo che piange » (L’homme qui pleure, 2015) est le résumé de la condition humaine selon Filppini. Cette œuvre se présente sous la forme d’un masque en bronze du visage de l’artiste positionné sur une colonne quadrangulaire en bois, l’ensemble faisant 1m80. La particularité du masque ici est son façonnement en creux. Le spectateur doit se positionner face à l’œuvre pour voir le volume du visage apparaître par un jeu optique impressionnant. Des yeux du masque coulent des larmes en continu (par l’action d’une pompe et d’un réservoir d’eau). Rappelant le mythe des larmes de sang ou d’eau des statues de la Vierge, le phénomène est inédit dans la sculpture contemporaine. « L’homme qui pleure » est le symbole de l’individu soumis à son destin, à ses émotions – qu’elles soient positives ou négatives – à sa douleur dont il n’est pas toujours maître. Proche de l’œuvre « Io non ti capisco » et de l’idée que beaucoup d’éléments qui nous entourent sur la terre et dans l’univers nous sont cachés, inconnus et indéterminés. L’homme reste démunit face à une immensité de sentiments intérieurs et de facteurs extérieurs qu’il ne comprend pas. Et comme pour tout être vivant, c’est la vie !

Louise Van Reeth

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